Un premier slide… blanc. Pas un mot, pas une image, rien. Un slide immaculé. Intentionnellement, nous dit Luc de Brabandere. Prenons de la distance, propose le philosophe d’entreprise. A l’entendre, il faut faut réapprendre à penser, penser autrement. Donc sortir du cadre. Un blanc qui s’éternise, qui inquiète. Pas un mot dans la salle qui accueille les participants du Gala IT ONE 2015. C’était le 1er décembre.
Notre erreur, explique Luc de Brabandere, est de penser que «présent + technologies = futur». Le big data aide à déduire, pas à induire. Et déduire ne suffit pas. «Quand Amazon me propose de découvrir et d’acheter les livres que j’ai écrits, Amazon ne fait que déduire mon intérêt pour des matières qui me passionnent. Mais c’est vain. Je ne vais tout de même pas acheter mes propres livres !» La vraie question est toujours et restera : qui va induire ? L’induction c’est le retour -salvateur- de l’être humain.
Le big data permet juste de trouver ce qui est caché, mais ne permettra jamais d’inventer. Or, c’est inventer qui fait avancer le monde, insiste Luc de Brabandere. «Dans le passé, le conducteur d’une automobile devait tendre le bras à l’extérieur de l’habitacle avant de tourner. Plus tard, on a inventé le clignotant lorsqu’on a arrêté de regarder le bras. De la même manière, l’homme est parvenu à voler lorsqu’il a arrêté de regarder et d’imiter les oiseaux !»
L’Histoire fourmille d’exemples. L’Italien Luca Pacioli voulut mettre de l’ordre dans le nombre effrayant de chiffres auxquels les commerçants de la Renaissance devaient faire face. Les recoupements étaient complexes et le désordre était propice aux disparitions inexpliquées de ressources. Il inventa alors la comptabilité en partie double. Les prédécesseurs de Champollion, quant à eux, s’étaient tous épuisés sur une question mal posée : les hiéroglyphes qui recouvraient en quantité les vestiges qu’ils mettaient au jour étaient-ils de petits dessins ou des signes alphabétiques ? Champollion décida de poser le problème autrement, en sortant de la logique du «ou» : les hiéroglyphes sont en effet parfois des symboles et parfois des représentations.
Adolphe Quetelet, mathématicien belge, naturaliste, astronome et statisticien, porta pour sa part un regard scientifique sur la population, c’est-à-dire sur une très grande quantité d’individus, pour présenter finalement une conception de «l’homme moyen», comme valeur au centre de la courbe de Gauss; on lui doit aussi le concept d’«indice de masse corporelle», toujours utilisé aujourd’hui par les diététiciens et autres professionnels de la santé.
Charles Darwin, lui, s’est constitué un véritable big data tout seul ! Au cours d’un incroyable voyage en bateau de cinq ans, il recueille une énorme quantité de données scientifiques, pour concevoir sur cette base l’idée de «sélection naturelle» qui n’existait pas comme telle avant lui.
Tous ces savants, concrètement, ont fait face à un «big data», mais surtout à une même question : quelle est l’idée cachée, nécessaire ou utile, derrière cette masse d’informations, estime Luc de Brabandère. Ce qui pose la question de la technologie : en aurait-il autrement si ces savants avaient disposé d’une grande puissance de calcul et d’une capacité de stockage de données quasi infinie ? Non. Leurs travaux n’auraient pas été fondamentalement différents. «Le big data n’aide pas à créer de nouveaux concepts, le big data peut simplement aider à détecter la présence d’un concept existant. Le big data aurait pu suggérer l’ellipse à Kepler, inviter Champollion à changer une de ses hypothèses de travail. Mais il n’aurait pu donner l’idée de sélection naturelle à Darwin, celle de débit-crédit à Pacioli ou celle d’IMC à Quetelet !»
Luc de Brabandère insiste : le concept est le produit d’une abstraction, seuls certains caractères des objets étudiés sont retenus. «Quand votre CEO affirme ‘je pense à mes clients’, il se fourvoie. Il le souhaite, mais il est dans l’incapacité de connaître un ou deux millions de clients. Il lui faut catégoriser. Mais on ne peut tout catégoriser, on doit donc sentir. C’est précisément cela la notion de concept : abstraction quand on oublie tout, concept = jamais vrai, jamais faux. Penser c’est simplifier le monde.»
Or la mémoire infinie des machines s’oppose à l’impératif premier du concept : l’oubli. L’oubli n’est ni programmable ni même compréhensible. Pour Luc de Brabandere, l’oubli est magique et essentiel à l’imagination humaine. «Le big data pourra donc aider à découvrir, c’est-à-dire à trouver ce qui est caché. Mais il ne pourra jamais inventer, c’est-à-dire trouver ce qui est… nulle part.» Bref, le big data sera très utile aux entreprises. Mais ce sera la créativité de ceux qui le mettent en place qui fera la différence entre «mieux de la même chose» et «autre chose».
Big data, ce n’est pas «plus de la même chose», mais «autre chose»
Certaines appellations sont réductrices. «Low cost» pour Ryanair, par exemple. La compagnie n’est pas seulement «moins chère», elle a surtout développé une autre conception du transport aérien. De la même façon, l’expression «big data» ne peut être comprise comme «encore plus de data».
Pour Luc de Brabandere, on se trompe ne pensant les big data comme étant «plus de la même chose», en laissant quasi intacts les modèles mentaux qui existent depuis de nombreuses années. «Les big data sont ‘autre chose’ et ils ne créeront un avantage concurrentiel qu’avec des modèles mentaux radicalement différents. Il faut changer sa manière de penser aux clients, avec des concepts jamais vus auparavant et des pratiques inédites. Les big data sont avant tout un énorme défi pour la créativité de l’homme. Et c’est la créativité qui fera la différence !»
Afin de bien toucher aux différents enjeux de cette nouvelle manière de penser les activités d’une entreprise, Luc de Brabandere propose de décomposer la proposition. Donc de «penser» autrement. Le peintre Magritte nous donne une piste. Son fameux «ceci n’est pas une pipe» (qui signifie en réalité : ceci est la représentation graphique d’une pipe) exprime le fait que bien souvent on croit savoir, mais on ne sait pas complètement.
L’homme est amené à regrouper ses informations dans des catégories afin de simplifier son appréhension du monde. Penser est donc bien souvent le résultat d’un arbitrage. Certes penser c’est simplifier, mais c’est également -et surtout- la possibilité de changer le monde !
Et pour simplifier, il convient d’oublier. Et d’en revenir au principe de page blanche, sans cadre ou hors cadre. «Osons quitter le cadre traditionnel !» Et Luc de Brabandere d’l’illustrer son propos en citant l’exemple de Philips, le célèbre fabricant d’équipements électroménagers qui a pris conscience qu’un four à micro-ondes présentait énormément de similitudes avec une couveuse pour nouveau-né. «Au fond, la différence ne se situe pas dans les objets, mais dans notre regard. Les dirigeants de l’entreprise ont ainsi tiré parti de la richesse de l’induction pour ‘sortir du cadre’. Aujourd’hui, Philips réalise environ un tiers de son chiffre d’affaires et deux tiers de ses bénéfices dans la santé !»